Sur le chemin du retour, le sol etait detrempe apres les pluies diluviennes des jours precedents. D'habitude, j'evite le Cupidon, en prenant un petit chemin de traverse. Mais aujourd'hui, ce chemin etait inonde. J'ai donc decide de traverser le Cupidon.

Le Cupidon est en fait un gigantesque hangar ouvert, qui abrite des dizaines de petits bars - et des dizaines de coquinettes dans chaque bar -, repartis de part et d'autre d'une longue allee. La nuit, j'aime bien m'y rendre pour boire un verre chez Us et Yab et faire un billard. Le jour, sans les lumieres, sans la musique, sans coquinettes, le complexe a un peu la gueule de bois.

Alors que je me faisais ces reflexions - profondes -, une voix m'interpelle: "Magic, hey, Magic !". Je me retourne, interloque - je n'ai pas l'habitude de me faire interpeller avant la tombee de la nuit. C'est Pluie. Ca fait tres longtemps qu'on ne s'est pas vus. Je l'avais rencontree dans ce meme bar, quelques six mois auparavant. Apres avoir refuse ses premieres avances de coquinette, on en etait venus a etre 'amis', c'est a dire que je venais la voir de temps en temps pour discuter de tout et de rien. Elle avait disparu une premiere fois, reapparu quelques mois plus tard, pour disparaitre a nouveau. Je l'avais, pour ainsi dire, oubliee, d'autant plus depuis que j'avais rencontre Us et Yab, postees a quelques dizaines de metres du bar de Pluie.

"Ou t'etais passee ?? Ca fait des mois que je t'ai pas vue !!". Les autres coquinettes se retournent, interloquees d'entendre un affran parler Papi. "J'etais repartie a Ayaxatl. Ca s'est pas bien passe, je viens de revenir. On fait un billard ?". Je regarde ma montre, il est 16h, un peu tot pour m'installer dans un bar. Mais dehors, la pluie semble redoubler d'intensite. "Sers-moi un jus d'orange. C'est parti pour un billard".

Elle commence a jouer. Je la regarde. "Pourquoi tu me regardes ?" "Je t'ai pas vue depuis longtemps, j'ai bien le droit de te regarder, non ?". Pluie a pas plus de 19 ans, si je me rappelle bien. Elle est mignonette. Elle a un joli sourire. Elle a des bonnes manieres, aussi (autant qu'on puisse en avoir dans sa profession). Elle a un doigt un peu tordu, qu'elle n'aime pas montrer. On devine qu'elle a deja eu un enfant. Pluie ne l'a d'ailleurs jamais nie. Il (ou elle) est chez ses parents, a la campagne. Comme beaucoup de coquinettes, elle ne l'avait pas desire, elle ne va pour ainsi dire jamais le voir. Mais elle ramene de l'argent regulierement a ses parents pour qu'ils s'en occupent. "Tu sors beaucoup en ce moment, Magic ?". Pluie enchaine les boules, elle joue bien. "Plus qu'avant en tous cas. Hier, j'etais dans la Rue de la Luxure." "Et, ca te plait ? Tu y prends du plaisir ?" me demande-t-elle. C'est a moi de jouer. Je fais vraiment pas le poids. "Si tu veux tout savoir, absolument aucun plaisir." "Alors, pourquoi tu le fais ?" Sacree Pluie. Ca c'est bien une question de Papilandaise. Je voudrais lui dire qu'elle est bien placee pour savoir, vu sa condition de coquinette. Mais je sais que cette remarque la blesserait beaucoup. Je lui reponds simplement: "Dans la vie, on fait beaucoup de choses pas tres bien, tout en le sachant, mais on les fait quand meme. Tu crois pas ?" Elle secoue la tete pour montrer son desaccord. J'insiste pas. "Et toi Magic, pourquoi t'as pas encore trouve de copine ?". Je n'aime pas la tournure que prend la conversation. D'habitude je reponds des salades, pas aujourd'hui. "Je sais pas. Ou plutot, j'ai pas tres envie de savoir, je crois pas que ca me ferait plaisir." J'ai reussi a mettre quelques boules. Apres un temps d'arret, tout en visant, Pluie me lance: "C'est toi qu'as raison. Ca sert a rien d'avoir une copine ou un copain. Ca amene que des problemes." On tourne autour de la table. "Je suis pas d'accord avec toi. C'est parce que tu choisis mal. Regarde. Compte combien de copains t'as eu. Non, pas la peine de me le dire. Maintenant, dis-toi que ca a jamais marche avec aucun d'eux. Moi, j'ai jamais eu personne. Je fais attention. C'est pour ca que je pense que tu choisis mal." J'ai touche juste. Sa main a tremble. Elle a rate son tir. J'ai l'impression que j'ai depasse les limites de la bienseance. Mais elle retrouve vite son visage serein - mais fatigue. "De toutes facons, j'en ai marre de la vie, en ce moment". Qu'est-ce que je peux lui repondre. "Ecoute, si tu gagnes la partie, ca va peut-etre te remonter le moral". Pluie rigole. La victoire lui est offerte. Pour m'humilier encore plus, elle saisit la queue d'une seule main. La noire rentre avec un claquement sec.

"Je vais rentrer", lui dis-je. "Bonne chance. Tu reviendras ?" Je suis pas sur. J'aimerais plutot voir Us et Yab, en ce moment. "Je suis pas sur, mais en tous cas je viendrai te dire bonjour. Bonne chance a toi aussi".

Je sors du Cupido et retrouve la lumiere du jour. La pluie s'est arretee. Je traverse la rue. Je suis arrive chez moi.